Visualiser les éléments de basculement pour mieux comprendre le changement climatique – partie 2
Les points de basculement climatiques sont une source d’inquiétude croissante pour les scientifiques, les décideurs politiques et le public. Ils sont atteints lorsque des éléments du système terrestre (appelés éléments de basculement) sont poussés au-delà d’un certain seuil de réchauffement. L’atteinte de ces points de basculement peut avoir des conséquences importantes, notamment une élévation substantielle du niveau de la mer due à l’effondrement des inlandsis, le dépérissement de biomes riches en biodiversité tels que la forêt amazonienne, et des émissions de carbone dues au dégel du pergélisol. Il est donc essentiel de surveiller et d’étudier ces points de basculement et de déterminer si ces changements dans le système climatique de la Terre peuvent se produire rapidement ou sur des périodes plus longues.
Dans le premier billet de cette série, nous avons discuté des éléments de basculement du système climatique de notre planète et les avons regroupés en trois catégories : déplacement des biomes, fonte des glaces et modification des courants. Ensuite, nous avons discuté en détail des éléments de basculement dans le groupe du déplacement des biomes, des changements transformateurs que le réchauffement climatique impose à des éléments clés tels que la forêt amazonienne, les forêts boréales et les récifs coralliens, et de la manière dont les SIG peuvent être utiles pour étudier et surveiller ces éléments de basculement et leurs effets sur notre système climatique. Dans ce billet de blogue, nous nous concentrerons sur le deuxième groupe, soit celui des éléments de basculement liés à la fonte des glaces.
Carte des éléments de basculement potentiels liés à la fonte des glaces dans le système climatique de la Terre. Notez que les zones indiquant les dépôts d’hydrates de méthane marins correspondent à des emplacements hypothétiques aux fins de présentation visuelle.
Éléments de basculement liés à la fonte des glaces :
Les éléments de basculement sont des composantes du système terrestre qui peuvent réagir de manière non linéaire au changement climatique en passant à des états à long terme très différents après avoir franchi des seuils de réchauffement clés ou « points de basculement ». Les changements observés pour ces éléments de basculement peuvent être abrupts (moins de 20 ans) ou rapides (plusieurs décennies).
1. Disparition d’importantes calottes glaciaires
Les grandes calottes glaciaires terrestres d’échelle continentale (> 50 000 km2) sont appelées « inlandsis ». Ceux-ci se forment sur des milliers d’années par l’accumulation de neige compactée. Actuellement, les seuls inlandsis de notre planète sont ceux du Groenland et de l’Antarctique, ce dernier étant divisé entre l’Ouest-Antarctique, l’Est-Antarctique et la péninsule Antarctique, comme le montre la figure suivante. L’inlandsis antarctique couvre 98 % de l’Antarctique, s’étend sur 14 millions de km2 et a une épaisseur moyenne de 2 km. Consultez cette collection de cartes narratives pour découvrir la géographie physique de l’inlandsis de l’Antarctique et les raisons pour lesquelles il est important de l’étudier et de le surveiller. À l’aide de données satellitaires, les chercheurs ont constaté qu’au cours des deux dernières décennies, l’Antarctique a perdu en moyenne 150 milliards de tonnes métriques de glace par an.
Topographie de l’inlandsis de l’Antarctique.
L’inlandsis groenlandais couvre 80 % du Groenland, soit une superficie d’environ 1,7 million de km2, et a une épaisseur moyenne de 1,5 km. Au cours des deux dernières décennies, le Groenland a perdu plus de 4 700 milliards de tonnes de glace en raison de la fonte en surface et du vêlage des icebergs, soit une quantité suffisante pour recouvrir d’un demi-mètre d’eau une surface équivalente à l’ensemble des États-Unis.
Perte de la masse de glace du Groenland entre 2002 et 2023. Les zones en orange et rouge indiquent une perte de masse de glace, tandis que les zones en bleu clair indiquent un gain de masse de glace. Le blanc indique les zones où la masse de glace a très peu ou pas changé depuis 2002. Mentions de source : NASA
Si les volumes d’eau contenus dans l’Antarctique et le Groenland étaient entièrement libérés dans les océans de la planète, cela représenterait respectivement 58 m et 7,4 m d’élévation moyenne du niveau de la mer à l’échelle mondiale (source; source). Il y a un large consensus au sein de la communauté scientifique sur l’existence d’un point de basculement (seuil de température moyenne) au-delà duquel la perte de masse des inlandsis du Groenland et de l’Antarctique deviendrait irréversible.
Outre l’élévation du niveau de la mer et son impact sur nos villes côtières et nos écosystèmes, la fonte des glaciers pourrait entraîner une perte importante de biodiversité, car des milliers d’espèces animales dépendent de la banquise.
Ces autres ressources vous permettront d’en savoir plus sur l’élévation du niveau de la mer :
- l’outil de cartographie web NOAA Sea Level Rise Viewer, qui permet de visualiser les effets des inondations côtières ou de l’élévation du niveau de la mer (jusqu’à 3 m au-dessus de la moyenne des marées hautes) sur les communautés aux États-Unis;
- le Living Atlas of the World, qui contient des ensembles de données officielles sur les inondations et l’élévation du niveau de la mer, lesquels sont prêts à être intégrés dans vos travaux.
2. Dégel du pergélisol
Le pergélisol désigne le sol et la roche gelés en permanence, à la fois à proximité de la surface (3 à 4 mètres de profondeur) et dans les couches plus profondes du sol, sous une couche dite « active » qui est exposée au gel et au dégel saisonniers. Environ la moitié de la surface mondiale de pergélisol (source) est située dans les régions froides de haute latitude et de haute altitude de l’Arctique, le reste se trouvant dans certaines parties de l’Antarctique et dans des régions montagneuses d’Asie du Sud-Ouest, d’Europe et d’Amérique du Sud. Au total, on estime que le pergélisol représente 25 % de l’hémisphère nord et 17 % des terres émergées de la planète. Les scientifiques estiment qu’il contient environ 1 400 milliards de tonnes de carbone, soit près du double de la quantité présente dans l’atmosphère.
Répartition géographique du pergélisol dans l’hémisphère nord.
Au cours des deux dernières décennies, la communauté des climatologues a étudié la manière dont le dégel généralisé du pergélisol stimulerait les émissions de dioxyde de carbone et de méthane, entraînant potentiellement une rétroaction climatique positive (c’est-à-dire qui augmenterait le réchauffement initial) appelée rétroaction du carbone du pergélisol sur le climat. Outre cette rétroaction et sa contribution aux émissions de gaz à effet de serre et au réchauffement de la planète, l’effondrement du pergélisol présenterait également des risques pour les écosystèmes locaux, et la santé, les infrastructures et les moyens de subsistance des populations locales. Actuellement, la fonte du pergélisol présente des risques pour la santé humaine en raison de la libération de contaminants, tels que le mercure, et d’agents pathogènes précédemment emprisonnés. L’anthrax, par exemple, est une zoonose historiquement rare dans la région arctique, mais qui a récemment provoqué des épidémies et une mortalité importante chez l’homme et le renne, lesquelles sont attribuées au dégel du pergélisol (source).
Ces autres ressources vous permettront d’en savoir plus sur le dégel du pergélisol :
- la carte narrative Rivers of Change, qui illustre la fonte du pergélisol dans le nord-ouest du Canada et son incidence potentielle sur les environnements en aval;
- l’Atlas du pergélisol du Canada dans le Living Atlas of the World.
3. Perte de la glace de mer arctique en été
Le rétrécissement de la surface de glace de mer arctique à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle a été documenté par des observations de diminution pour tous les mois et toutes les régions de l’Arctique (source), en particulier pendant la saison estivale. En effet, au cours de mes recherches doctorales dans l’Arctique canadien, j’ai personnellement été témoin des profonds effets des changements de la surface de la glace de mer arctique, qui ont entraîné l’annulation inattendue de notre expédition de recherche.
Surface minimale de glace de mer arctique entre 1979 et 2022. Mentions de source : NASA
Si la disparition de la glace de mer arctique estivale en l’espace de quelques décennies est très probable au rythme actuel du réchauffement, un Arctique totalement dépourvu de glace tout au long de l’année reste improbable en dehors des scénarios d’émissions les plus pessimistes (RCP 8.5) (source). Le déclin rapide de l’étendue de la glace de mer est principalement lié au réchauffement climatique, qui a entraîné de profonds changements dans les moments où la glace commence à fondre et où l’englacement se produit en automne. Il est également amplifié par plusieurs rétroactions positives. Par exemple, la rétroaction glace-albédo désigne le fait que la glace qui commence à fondre expose une surface océanique beaucoup plus sombre, laquelle absorbe davantage de rayonnement, ce qui amplifie le réchauffement de l’océan et de la basse atmosphère et contribue à une nouvelle perte de glace. Cette rétroaction glace-albédo a une incidence sur le climat mondial et constitue une menace indirecte en ce qui concerne l’élévation du niveau de la mer, en favorisant une fonte supplémentaire de l’inlandsis groenlandais.
La glace de mer arctique sert d’abri à de nombreux types d’animaux sauvages, et sa disparition en été a d’importantes conséquences écologiques, car elle menace la survie de ces espèces. Les changements qui touchent la glace de mer posent également des risques pour la sécurité alimentaire des communautés côtières et intérieures, car beaucoup d’entre elles dépendent de la qualité de la glace de mer et de la durée de la saison d’englacement pour la chasse et le transport.
Ces changements peuvent aussi entraîner des modifications considérables dans la structure de la communauté de phytoplancton, à l’origine de transitions dans l’écologie marine régionale (source). La disparition de la glace de mer arctique contribue également à l’acidification des océans (diminution du pH de l’océan). Il existe des preuves solides que les apports d’eau douce provenant de la fonte de la glace de mer augmentent les échanges de CO2 entre l’air et la mer et, par conséquent, l’acidification des océans.
Comme l’Arctique sera plus souvent libre de glace pendant l’été, on s’inquiète également des tensions géopolitiques et des conflits climatiques qui pourraient être liés à l’accès à des routes maritimes plus courtes et plus économiques, telles que le passage du Nord-Ouest, et à la présence d’hydrocarbures extracôtiers (source).
Ces autres ressources vous permettront d’en savoir plus sur la diminution de la glace de mer :
- la carte narrative An Introduction to Sea Ice, qui vous emmène en voyage de l’Arctique à l’Antarctique et vous présente la glace de mer sur notre planète, en vous expliquant son importance et les raisons vitales d’étudier ces étendues gelées;
- les ensembles de données du Living Atlas of the World sur l’étendue de la glace de mer, dérivés de données satellitaires en hyperfréquences sur les régions arctique et antarctique.
4. Dégazage de méthane à partir de dépôts d’hydrates de méthane marins
Les hydrates de méthane sont des solides blancs, semblables à de la glace, formés lorsque du méthane à forte concentration est encapsulé dans des cages de molécules d’eau stables à haute pression et à basse température. Le méthane est principalement formé par des micro-organismes qui vivent dans les couches profondes des sédiments et le produisent en transformant lentement des substances organiques. Ces dépôts se trouvent principalement à proximité des marges continentales, à des profondeurs d’eau comprises entre 350 et 5 000 mètres, là où une quantité suffisante de matière organique est déposée dans les sédiments et où les conditions de température et de pression sont favorables à la transformation du méthane en hydrates de méthane. Dans de nombreux endroits, les dépôts d’hydrates de gaz sont encore inexplorés. Cependant, le service géologique des États-Unis participe à des expéditions nationales et internationales pour étudier les dépôts d’hydrate de gaz naturel et évaluer la quantité de méthane qu’ils séquestrent.
Comme le réchauffement des sédiments est nécessaire à l’instabilité des hydrates de méthane, la dissociation peut se produire sur des échelles de temps extrêmement longues, de l’ordre du millénaire, plutôt que d’une manière abrupte ou rapide qui produiraient un pic de réchauffement intense (source). Par conséquent, les hydrates de méthane marins représentent une rétroaction climatique dont l’incidence est relativement faible par rapport aux autres éléments de basculement que nous avons examinés jusqu’à présent dans ce billet, en particulier en ce qui concerne l’anthropocène. Si, comme moi, vous vous intéressez à l’exploration des fonds marins, je suis sûr que vous aimerez cette vidéo de bulles d’hydrate de méthane capturées par le navire d’exploration Nautilus le long de la côte ouest de l’Amérique du Nord.
Colonnes de bulles d’hydrates de méthane filmées à l’aide d’un véhicule sous-marin téléguidé (VTG) à partir du navire d’exploration Nautilus. Mentions de source : EVNautilus
Dans le prochain billet, nous aborderons le dernier groupe d’éléments de basculement, en lien avec la modification des courants, qui pourraient avoir une incidence sur les courants océaniques et atmosphériques de notre planète. Nous discuterons également de la manière dont les SIG pourraient jouer un rôle dans la surveillance et l’étude de ces points de basculement et des mesures à prendre pour empêcher leur franchissement sur la Terre.
Ce billet a été écrit en anglais par Mohamed Ahmed et peut être consulté ici.