Visualiser les éléments de basculement pour mieux comprendre le changement climatique – partie 1
Notre planète est un système complexe, interconnecté et résilient de processus naturels, d’écosystèmes et d’activités humaines. Cependant, le réchauffement de la planète et les effets du changement climatique s’accentuent. Dans ce contexte, certaines parties du système planétaire pourraient franchir des seuils critiques et remodeler radicalement notre monde en se déplaçant, voire en disparaissant de façon graduelle ou rapide. L’on appelle ces parties les « éléments de basculement », lesquels comptent, par exemple, la forêt amazonienne, la forêt boréale, les récits coralliens et les calottes glaciaires.
En 2023, le monde observe avec inquiétude les vagues de chaleur dévastatrices, les incendies de forêt et les inondations qui ravagent de nombreuses régions du monde, notamment le Canada, les États-Unis, l’Europe et l’Inde. Par exemple, le Canada a connu en 2023 sa pire saison d’incendies de forêt jamais enregistrée, avec plus de 18 millions d’hectares brûlés et des milliers de personnes contraintes d’évacuer, selon le Centre interservices des feux de forêt du Canada. Une question importante se pose : avons-nous dépassé un point de basculement et fait entrer notre climat dans une nouvelle phase où les phénomènes météorologiques extrêmes, plus fréquents et plus intenses que jamais, deviennent la nouvelle norme? Cette question fait actuellement l’objet d’un débat houleux où pleuvent en parts égales les accusations de catastrophisme ou de complaisance. Pour répondre à cette question, nous devons examiner les différents éléments de basculement climatiques susceptibles d’entraîner de profondes répercussions socio-économiques et des changements durables dans notre système climatique. Dans ce billet et les deux suivants, nous explorerons ce que sont les éléments de basculement, les effets qu’ils ont sur notre planète et la manière dont les SIG peuvent jouer un rôle central dans la compréhension, le suivi et l’atténuation des points de basculement climatiques.
Au cours des deux dernières décennies, les géographes et les climatologues qui évaluent les effets du changement climatique se sont attachés à étudier et à comprendre les éléments de basculement de notre planète. Les définitions de ce qui constitue un élément ou un point de basculement ont quelque peu varié dans la littérature scientifique. Cette étude a tenté de dissiper la confusion en appliquant le terme « élément de basculement » à toute composante du système terrestre qui pourrait subir des changements importants lorsqu’elle est soumise à un forçage climatique qui lui fait dépasser un certain seuil (ou point de basculement). Ces changements peuvent être abrupts (délai de moins de deux décennies entre le dépassement du seuil et la réponse du système) ou rapides (délai de plusieurs décennies). Le forçage climatique naturel (ou facteurs climatiques) comprend les changements dans la production d’énergie solaire, les changements réguliers dans le cycle orbital de la Terre et les grandes éruptions volcaniques qui envoient des particules réfléchissant la lumière dans la haute atmosphère. Le forçage climatique d’origine humaine ou anthropique comprend les émissions de gaz qui retiennent la chaleur (également connus sous le nom de gaz à effet de serre) et les changements dans l’utilisation des sols qui font que ceux-ci réfléchissent plus ou moins l’énergie solaire. Les éléments de basculement présentent souvent des réponses non linéaires à ces forçages climatiques. Il convient de noter que l’expression « éléments de basculement » elle-même n’implique pas que ces changements soient réversibles ou irréversibles.
Une analogie utile pour décrire un point de basculement est celle d’une balle poussée vers le haut d’une balançoire à bascule. Si la poussée cesse avant qu’elle n’atteigne le pivot central, la balle revient à son point de départ. Cependant, une fois que la balle passe le pivot (ou point de basculement), la balançoire bascule et la balle continue de rouler jusqu’à ce qu’elle atteigne une nouvelle position, que la poussée se soit arrêtée ou non.
Une analogie entre les points de basculement et une balançoire à bascule.
L’on parle généralement de point de basculement quand il est question du changement de la température moyenne mondiale (« réchauffement de la planète »). Par exemple, cette étude de 2022 publiée dans la revue Science montre que le réchauffement planétaire actuel d’environ 1,1 °C par rapport à la période préindustrielle se situe déjà dans la partie inférieure de la fourchette d’incertitude de cinq points de basculement du système climatique, associés notamment à l’effondrement des inlandsis du Groenland et Ouest-Antarctique, à la disparition des récifs coralliens des basses latitudes et la fonte accélérée et généralisée du pergélisol. Cela signifie que le franchissement des points de basculement est désormais plus probable et qu’il pourrait se produire à des niveaux de réchauffement plus faibles qu’on ne le pensait auparavant.
Anomalies mensuelles de la température mondiale (variations par rapport à la moyenne) entre les années 1880 et 2022, en degrés Celsius. Le blanc et le bleu indiquent des températures plus fraîches, tandis que l’orange et le rouge indiquent des températures plus chaudes. Source : Studio de visualisation scientifique de la NASA
La plupart des éléments de basculement fréquemment cités, qui sont illustrés dans la carte ci-dessous, impliquent des systèmes physiques et biologiques très complexes, des rétroactions concurrentes en réponse au changement climatique, ainsi que de grandes incertitudes. En outre, nombre de ces systèmes sont mal résolus ou totalement omis dans la génération actuelle des modèles climatiques, ce qui crée une ambiguïté en ce qui concerne les éléments de basculement dans les prévisions climatiques et la sensibilité du climat mondial. Toutefois, il est important de bien comprendre les éléments de basculement potentiellement abrupts ou rapides et la manière dont ils peuvent interagir si l’on veut réaliser des évaluations aidant à déterminer le degré de changement et de risque que notre société est prête à accepter.
Carte des éléments de basculement potentiels dans le système climatique de la Terre. Notez que les zones indiquant les dépôts d’hydrates de méthane marins et la dispersion des bancs de stratocumulus correspondent à des emplacements hypothétiques aux fins de présentation visuelle.
Lorsque les points de basculement du système climatique sont déclenchés, ils peuvent conduire à un changement de l’état du climat, accompagné de caractéristiques qui sont potentiellement beaucoup moins adaptées au maintien des systèmes humains et naturels. Par exemple, à l’échelle régionale, ces points de basculement peuvent être associés à des zones de chaleur extrême, à des sécheresses plus fréquentes, à des incendies de forêt et à des régimes climatiques imprévisibles. À l’échelle mondiale, ces points de basculement pourraient entraîner une hausse des concentrations de carbone dans l’atmosphère et une élévation du niveau de la mer. Le basculement d’un élément peut déclencher le basculement d’autres éléments, entraînant une cascade de basculements (ou un effet domino), et les conséquences peuvent se propager dans le système socio-économique en un temps relativement court, mettant à l’épreuve notre capacité d’adaptation. Cela aurait des répercussions mondiales sur le commerce, la finance, les réseaux d’approvisionnement et la réalisation des 17 objectifs de développement durable des Nations unies. Il est donc essentiel d’étudier et de cartographier les éléments de basculement climatiques existant aux échelles régionale et mondiale.
Éléments de basculement dans notre système climatique
Cette étude récente résume l’état de 10 éléments de basculement mondiaux et régionaux qui ont une incidence sur le système climatique de la Terre et qui pourraient atteindre un point de basculement au cours de ce siècle. Ces éléments de basculement ont été identifiés dans la biosphère terrestre, la cryosphère (corps de glace) et les courants des océans et de l’atmosphère. Malheureusement, certains de ces sous-systèmes ont déjà franchi ou sont poussés à franchir des seuils critiques.
Les 10 éléments de basculement sélectionnés peuvent être regroupés comme suit : déplacements des biomes, fonte des glaces et modification des courants.
Déplacement des biomes
- Perte de la forêt amazonienne
- Déplacements de l’écosystème de la forêt boréale
- Disparition des récifs coralliens tropicaux peu profonds
Fonte des glaces
- Disparition d’importantes calottes glaciaires
- Émission de carbone par le pergélisol
- Perte de la glace de mer arctique en été
- Dissociation des dépôts d’hydrates de méthane marins
Modification des courants
- Affaiblissement de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC)
- Perturbation des moussons tropicales saisonnières
- Dispersion des bancs de stratocumulus
Éléments de basculement liés au déplacement des biomes :
- Perte de la forêt amazonienne
La forêt amazonienne contient les plus grandes étendues de forêt tropicale ancienne au monde. Ce vaste écosystème possède une riche biodiversité et représente un important puits de carbone biologique terrestre. Des études ont montré que le changement climatique pourrait modifier la température de l’air et les régimes de précipitations, entraînant une longue saison sèche et de fréquents incendies de forêt dans la région de l’Amazonie (source), tandis que la déforestation peut affecter la végétation en réduisant l’évapotranspiration, qui est essentielle au maintien des niveaux d’humidité dans la forêt (source). La forêt amazonienne pourrait ainsi dépasser un seuil critique, entraînant l’effondrement de l’écosystème et la transformation progressive de la forêt tropicale en une savane plus sèche. Bien qu’il existe des incertitudes concernant les seuils de température auxquels l’Amazonie franchirait un point de basculement, il est prévu que la poursuite de la déforestation, combinée à un réchauffement du climat, augmentera la probabilité que l’écosystème passe à un état sec au cours du 21e siècle (source).
Vous pouvez visualiser l’incidence de la déforestation sur la forêt amazonienne en utilisant l’archive « Wayback » du fond de carte World Imagery (imagerie du monde) d’Esri qui se trouve dans ArcGIS Living Atlas of the World. Apprenez-en davantage sur la façon dont la technologie SIG agit comme une machine à remonter le temps à travers l’imagerie du monde. Ou consultez ce tutoriel en vue de profiter d’une expérience pratique d’utilisation d’ArcGIS pour cartographier la déforestation.
Déforestation de la forêt amazonienne de 2014 à 2022. Les massifs forestiers tropicaux (en vert) sont transformés en zones agricoles (en brun).
- Déplacements de l’écosystème de la forêt boréale
Les forêts boréales jouent un rôle crucial dans les systèmes climatiques régionaux et mondiaux, en influençant les interactions biosphère-atmosphère et la configuration des courants atmosphériques. La situation rappelle celle qui prévaut en Amazonie, en ce sens que les forêts boréales présentent également un potentiel de dépérissement pouvant aller au-delà d’un point de basculement donné. En raison du changement climatique, l’augmentation des pics de chaleur estivale et du stress hydrique pourrait entraîner une augmentation de la mortalité, de la vulnérabilité aux incendies, ainsi qu’une diminution des taux de reproduction, ce qui conduirait à un dépérissement à grande échelle des forêts boréales. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) évalue avec un degré élevé de fiabilité que les conditions plus chaudes et plus sèches ont augmenté la mortalité des arbres et les perturbations forestières dans de nombreux biomes tempérés et boréaux, ce qui a une incidence négative sur les services d’approvisionnement (source). Les projections montrent que les forêts boréales se transformeront en forêts claires ou en prairies (source); cependant, ces projections se fondent sur des modèles tirés d’hypothèses simplificatrices sur des mécanismes complexes comme les précipitations, les incendies, le régime hydrique des sols et l’effet de ces facteurs sur les conifères.
Les forêts boréales stockent 30 % ou plus du carbone du sol de la planète, avec jusqu’à 95 % du carbone organique stocké sous terre (source). Il est difficile d’évaluer l’incidence climatique des changements mondiaux sur le biome boréal sur la base des émissions futures prévues. Il n’en demeure pas moins que le dépérissement et le déplacement de la forêt boréale figurent parmi les éléments les plus immédiats et importants de basculement du système climatique (source).
Répartition géographique de la forêt boréale dans la région circumpolaire Nord.
Ces écosystèmes uniques sont essentiels à la biodiversité, car ils servent d’habitat à d’innombrables espèces végétales et animales. En outre, ils ont une importance culturelle et assurent la subsistance de communautés autochtones. À titre d’exemple, Oiseaux Canada et Conservation de la nature Canada ont créé une carte narrative illustrant l’importance de la forêt boréale pour les oiseaux.
Écoutez des chants d’oiseaux, découvrez les défis auxquels sont confrontées certaines espèces d’oiseaux boréaux et trouvez des moyens de soutenir leur conservation.
- Disparition des récifs coralliens tropicaux peu profonds
Les vagues de chaleur océanique ont entraîné un blanchissement massif des coraux et la disparition de la moitié des coraux d’eau peu profonde de la Grande Barrière de corail en Australie. Selon le rapport spécial du GIEC sur les effets d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C, il est prévu que 99 % des coraux tropicaux disparaitront si la température moyenne mondiale augmente de 2 °C par rapport à la période préindustrielle, en raison des interactions entre le réchauffement, l’acidification des océans, l’élévation du niveau de la mer, les dégâts causés par les tempêtes, les changements dans les courants océaniques et la pollution.
Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature, les récifs coralliens abritent plus d’un quart de toutes les espèces de poissons marins, bien qu’ils couvrent moins de 0,1 % de la surface des fonds marins. Les conséquences économiques et sociétales de la disparition des récifs coralliens pour les communautés de l’Indo-Pacifique, des Caraïbes et d’autres régions devraient être considérables, car on estime à 500 millions le nombre de personnes qui dépendent des écosystèmes des récifs coralliens. Dans l’ensemble, les récifs coralliens sont des facteurs essentiels de la productivité de la pêche qui assure la subsistance des communautés insulaires et des pêcheries, ont une importance culturelle et renforcent le littoral contre l’érosion côtière (source).
Des découvertes récentes suggèrent que la dégradation sévère des récifs coralliens se poursuivra probablement tout au long du siècle en cours, même dans le cadre de scénarios optimistes d’atténuation du changement climatique, l’abondance des coraux diminuant de 10 à 30 % par rapport aux niveaux actuels, même si le réchauffement est limité à 1,5 °C par rapport à la période préindustrielle (source). Bien que les coraux tropicaux puissent persister sous une forme ou une autre, il est fort probable que les écosystèmes coralliens de demain soient complètement méconnaissables par rapport à l’état dans lequel ils se trouvent aujourd’hui.
Répartition mondiale des récifs coralliens.
Pour en savoir plus, consultez le tutoriel « Prévoir les événements favorisant le blanchissement des coraux », et jetez un coup d’œil au tableau de bord ArcGIS Dashboards Récifs coralliens menacés de blanchissement pour voir comment les SIG peuvent servir à surveiller des facteurs déterminants et à communiquer l’information importante au public.
Dans les deux prochains billets, nous aborderons les éléments de basculement dans la cryosphère, les océans et l’atmosphère, et nous verrons comment les SIG peuvent être un outil précieux pour l’étude, la surveillance et la sensibilisation liées aux éléments de basculement et à leur effet sur notre système climatique.